Chapitre F Une journée de Lucien Griffoul

Les journées de la vie de retraité de Lucien Griffoul auraient pu être monotones et répétitives, générant l’ennui, qui bien souvent conduit à la dépression et aux conduites addictives ou suicidaires comme on peut le lire chaque semaine dans la page psychologie de l’Echo de la mode auquel la maman du petit Lucien fut longtemps abonnée, car bien que née à Eybène et mariée à un gars d’Eyvigues elle n’en était pas moins une femme de son temps, moderne et ouverte aux idées nouvelles, y compris en matière d’émancipation féminine, même si le coup de tonnerre de la parution du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949 n’avait eu que peu d’écho sur les pechs du causse d’Eyvigues et de Simeyrol, suscitant seulement la réprobation indignée du curé de Salignac dans ses prêches dominicaux et la mise à l’index immédiate de l’ouvrage impie qui eut l’honneur de figurer sur le panneau d’affichage dédié au sein de l’église bien en vue des fidèles voisinant avec des noms illustres (Voltaire, Sade, Sartre…) ou moins (Vaillant le journal de Pif, par exemple) .

Lucien donc échappa à l’ennui à la dépression et se déprit fort aisément d’une addiction au travail résultant de 45 ans de vie professionnelle intense. Il faut dire que Lucien avait bien préparé sa retraite. Tout misogyne et misanthrope qu’il fût, il avait su se créer un réseau de relations, sinon d’amis, par une fréquentation déjà ancienne et assidue de quelques débits de boisson.

C’est pourquoi Lucien se levait tard, vers les onze heures le matin.Il ouvrait la fenêtre du studio pour dissiper l’odeur de tabac froid oppressante et faisait réchauffer le café de la veille dans son antique cafetière en fer émaillé qu’il tenait de ses parents . Puis s’il avait eu la veille la présence d’esprit de se dévêtir avant que de scoucher il cherchait ses vêtements et se rhabillait. Sinon c’était autant de temps de gagné. Il avalait son café et sortait sans attendre pour se rendre au café de la Place où il avait ses habitudes du matin. Il s’installait toujours à la même table et on lui apportait son premier pastis avec le journal local dont il commençait la lecture par la rubrique nécrologique qui lui arrachait des ricanements silencieux des moues de dégoût ou des commentaires inaudibles.Avec le deuxième pastis il faisait un loto ou un tiercé. A ce moment s’il trouvait un camarade la séquence apéritif tiercé pouvait se prolonger jusqu’à heures.

Après quoi il fallait bien rentrer pour se sustenter un peu.L’après-midi alternait sieste et lecture ou relecture de l’Essor Sarladais auquel il était abonné. Puis il était temps de rejoindre le boulodrome pour une partie de pétanque ; il faisait équipe avec son voisin Marcello ; la suite c’était apéro de nouveau d’abord au club des boulistes puis au bar du Joyeux Cochonnet puis chez les uns ou les autres et cela pouvait se terminer à une heure tardive dans son petit studio avec deux ou trois rescapés de la tournée nocturne. On parlait haut et fort parfois on s’engueulait. Les voisins protestaient notamment les deux polonais qui travaillant de jour tentaient de dormir la nuit. Mais Lucien savait comment les calmer : il sortait la vodka et les conviait à se joindre à leur joyeuse bande. Enfin ce n’était pas ainsi tous les soirs la plupart du temps il rentrait seul et relisait quelques poèmes du docteur Boissel dans une vieille édition d’avant-guerre qu’il avait toujours vue dans la maison familiale à Eyvigues.

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